Ferme du Père Lejeune

De la Cour de Justice à la ferme, la vie agitée d’un étonnant témoin

A Chênée, aux numéros 53-55 de la rue de Chèvremont se trouve la ferme du Père Lejeune. Elle est une des plus anciennes bâtisses de Chênée dont une partie remonterait au 14e siècle. De par ses agrandissements successifs, elle est devenue une belle ferme en carré composée de deux ailes, attenante à une trentaine d’hectares de terres agricoles. Sa longue histoire l’a dotée de nombreux noms : ferme de la Haute-Cour, ferme Goffinet, ferme Dumez, et… ferme du Père Lejeune.

Une cour de Justice… peut-être, une ferme importante… certainement

Certaines sources affirment que la ferme du Père Lejeune aurait été le siège d’une cour de Justice ou d’une avouerie [1].

Elle porte donc parfois le nom de « Ferme de la Haute Cour ». Le lieu-dit est « Dans les cours ».

Les documents de l’Atlas des Chemins Vicinaux, établis vers 1841, indiquent que les propriétaires sont les Frères et Sœurs COPPENNEUR, rentiers à Chaudfontaine. Des documents mentionnent qu’un certain J. COPPENEUR était Bourgmestre de Chaudfontaine et qu’un A. COPPENEUR était secrétaire de la commune. Ces documents nous prouvent également que la propriété comptait la presque totalité de l’actuelle prairie des Haïsses (qui était autrefois un verger) et une grande partie des terre des Piedroux.

À l’Atlas des chemins vicinaux (1841), un sentier débutant dans la cour de la ferme en carré monte à travers vergers et prairies. Sur la carte IGN de 1958, on observe la ligne de chemin de fer qui coupe le domaine en deux parties depuis 1872 et le « Z » créé au sud pour assurer une jonction entre les deux autres sentiers préexistants. Sur la photo actuelle, on devine toujours le sentier agricole primitif.

Un vaste domaine agricole coupé en deux par le chemin de fer dès 1872

Les chemins de communication n’étaient pas tout à fait identiques aux actuels. Et pour cause, un chemin de fer est passé par là en 1872 et a coupé les terres agricoles en deux parties. Il s’agissait de la ligne 38  (actuel RAVeL) réalisée pour relier Liège au plateau de Herve et ensuite à l’Allemagne, en desservant les charbonnages et autres industries de la région.

© Georgy Lejeune

La société des charbonnages de Wérister a acheté la propriété de la ferme du Père Lejeune à une date que nous ne connaissons pas précisément, mais vraisemblablement après sa transformation en société anonyme en 1873. Celle-ci lui a permis de se lancer dans une vague d’achat de terrains, le plus souvent à proximité de lignes de chemin de fer pour étendre les installations industrielles et creuser des fosses.

La création par la Compagnie des Chemins de fer de la ligne 38, proche des charbonnages de Wérister et reliant ainsi à Liège d’un côté, à Verviers à l’autre et au final à l’Allemagne a dû jouer un rôle important dans la décision d’acheter les terrains de la ferme du Père Lejeune.

L’exploitation agricole par les familles Dumez et Goffinet

Dans les années 40, deux familles disposaient d’un bail à ferme pour l’exploitation d’une aile du bâtiment et des terres : les familles Goffinet (aile droite) et les Dumez (aile gauche). La ferme a alors parfois porté le nom de ferme Goffinet et ferme Dumez.

Un verger de pommiers, poiriers et cerisiers couvrait la prairie des Haïsses.

Photo de Charles Dumez dans le verger des Haïsses, avec l’aimable autorisation de Raymonde Houbart-Dumez, sa fille.

Un sentier montait de la ferme à travers le verger. Il permettait de conduire les vaches dans la prairie Aux Piedroux, de l’autre côté du chemin de fer, en passant par le passage à niveau (PN n°2).

Les vaches de la ferme Dumez, devant le Poste Permanent n°9B des Piedroux, avec l’aimable autorisation de Raymonde Houbart-Dumez.

Photos de la prairie des Piedroux ou terre Marnette. Le char à foin, entièrement en bois, à l’exception du triangle de traction et du cerclage des roues dont les axes devaient être graissés manuellement à chaque trajet, avec l’aimable autorisation de Raymonde Houbart-Dumez.

On trouve encore aujourd’hui les traces du sentier au droit de son croisement avec le RAVeL.

L’exploitation par la famille Goffinet s’est arrêtée au début des années 70 au profit d’un cousin, Monsieur Servais. L’exploitation “Dumez” a cessé vers 1972.

Le Père Lejeune, entreprise de charcuterie et salaison

Peu après 1972, la ferme a connu une brève tentative de culture de chicons. Après cela, la société “Père Lejeune”, spécialisée dans la confection de charcuterie et salaisons, s’est installée dans les bâtiments de la ferme. Elle a donc donné son nom actuel à la ferme. Des garages ont été mis en location.

Menace sur la ferme et ses terrains

Par la suite, le domaine est devenu la propriété de la Compagnie Financière de Neufcour émanant du charbonnage de Werister.

Il ne reste rien du verger des Haïsses. Ce terrain est une vaste prairie qui, bien que privée, fait le bonheur des chênéens qui comblent grâce à lui leur déficit d’espace vert.

Les terres agricoles des Piedroux sont chaque année plantées de maïs.

Un projet de lotissement de 520 logements à construire sur le site des Haïsses et des Piedroux, a été déposé en 2017. Il était à l’étude depuis de longues années. Sous la pression d’une forte opposition à ce projet manifestée par près de 4800 habitants lors de l’enquête publique, la société a décidé de retirer (temporairement) sa demande de permis .

Outre l’urbanisation complète des espaces agricoles attenants autrefois à la ferme du Père Lejeune, le projet de lotissement nécessitait l’agrandissement de la rue de Chèvremont et donc la démolition de l’aile gauche de la ferme du Père Lejeune. Fort heureusement, la demande de permis de démolir cette aile a été refusée par les autorités de la Ville de Liège en 2016 puis en 2017, parce que « la grange et la conciergerie présentent une certaine valeur patrimoniale, qu’elles accompagnent et constituent un ensemble de ferme en ‘carré’ avec le bâtiment classé » et parce que « le portail qui marquait l’entrée de cette ferme, aujourd’hui démonté mais qui doit être replacé, ne trouverait plus qu’à s’accrocher dans le vide ».

En 2016, un permis a été octroyé pour transformer l’aile droite en 4 logements.

Le bâtiment de plus près… 

Que reste-t-il de l’opulence ancienne du bâtiment ?

La partie centrale du bâtiment remonterait au 14 e siècle. Elle est constituée d’un ancien passage couvert rebouché. On a cru y reconnaître un donjon-porche, mais ses proportions fort restreintes rendent cette qualification très improbable. Ce noyau en moellons de grès et calcaire a vraisemblablement été rehaussé puis percé d’une fenêtre à traverse au 17e siècle, tandis que des agrandissements étaient également réalisés pour former une aile droite, puis une aile gauche en face de celle-ci.

Photo de Monsieur Comhaire © KIK-IRPA, Brussels (Belgium).

A l’arrière de l’aile droite, dans la cour, adossé au passage couvert, se cache un petit corps de logis de style renaissance mosane. La porte est surmontée d’une petite baie avec fenêtre contenant la statue de la Vierge. A côté de cette façade, une fenêtre est composée d’un encadrement en tuffeau de style Renaissance, à linteau en accolade.

Un portail qui marquait l’entrée de la ferme a été réalisé au 18e siècle. Il est aujourd’hui démonté mais on peut toujours deviner sa présence à gauche de l’entrée.

Reste d’arc, trace de l’ancien portail qui marquait l’entrée. Le reste a été démonté.

La protection du bâtiment comme patrimoine

En 1988, sur proposition de la Commission Royale des Monuments, Sites et Fouilles, les façades et toitures des bâtiments ont été classés comme monument pour leur valeur historique et artistique.

Une magnifique porte d’entrée pour le Parc du Ry-Ponet

La ferme du Père Lejeune est une « porte d’entrée » évidente pour le site des Haïsses et, par-delà, pour l’ensemble du site du Ry-Ponet. Espérons que la création du Parc du Ry-Ponet encouragera la poursuite de sa rénovation et permettra de recréer les liens aujourd’hui brisés qui la reliaient avec son environnement, par exemple en redonnant vie aux sentiers et aux vergers.


[1] Sous l’Ancien Régime (jusqu’aux révolutions française et liégeoise de 1789), une cour de Justice est un tribunal ; un avoué est l’avocat d’une structure religieuse (comme une abbaye) et l’avouerie désigne la fonction de l’avoué et, par extension, le bâtiment où il vit et travaille.


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Pour aller plus loin

Fiche de l’inventaire du patrimoine culturel immobilier de la Wallonie.

Photos de l’IRPA (Institut royal du patrimoine artistique) présentes dans la base de données BALaT (Belgian Art Links and Tools).

Indicateur belge ou guide commercial et industriel, de l’habitant et de l’étranger, dans Bruxelles et la Belgique, pour l’an 1840, consultable sur Google Livres.